«Vous pouvez vous asseoir où vous voulez mais vous ne pourrez pas changer de place ensuite.» «Vous avez du gel ici, vous devez mettre votre masque dès que vous vous déplacez mais si vous pouviez vous déplacer au minimum…» A quelques détails près, j’ai l’impression de revenir au boulot en entrant à la Bobine ce vendredi soir. Je suis prof et j’avoue que parfois c’est difficile de sortir le travail de sa tête même à un concert, surtout quand les consignes semblent se répéter d’un lieu à l’autre. Est-ce que pour autant les performances de Slift from Toulouse accompagnés des locaux de Hold Station vont réussir à me faire enfin déconnecter et profiter d’une soirée de répit ? Suis ma vie de prof qui s’encanaille et bienvenue dans ma tête pour une soirée…
Car si le dispositif, pour n’importe qui d’autre, fait penser à une salle de spectacle en mode assis bien propre avec corridors sanitaires de rigueur (déformation professionnelle oblige), je vois une salle rangée en autobus (disposition classique des chaises et tables en rangées) avec la scène comme espace de transmission pédagogique autonome (le bureau du prof).

Hold Station : élève appliqué qui doit encore montrer ce dont il est capable

Premier cours de la journée, un EPI avec enseignement transversal : histoire, arts plastiques, EPS. Les 4 gars de Hold Station s’installent gentiment sans trop en faire pour commencer. Presque perdus au milieu de cette classe qu’ils semblent découvrir en même temps que nous. Quelques mots un peu apprêtés pour commencer la séance. Ça sent les jeunes profs qui ont envie de bien faire, mais pas encore pleinement rodés aux finesses de la pédagogie appliquée aux établissements sous protocole COVID.

Première mise au point : le contexte historique. Hold Station prend clairement ses références autour des musiques rocks psychées en revenant à la source des années 70. Tant le son que la formation fait penser à The Doors et autres Captain Beefheart. Une guitare pas trop sauvage et presque davantage blues que véritablement rock. Un bon son, bien géré, mais qui manque parfois de folie surtout quand il n’y a qu’une seule guitare. Des interventions d’orgues qui paraissent également bien sages et qui ont du mal à s’affirmer (n’est pas Ray Manzarek qui veut). Le basse-batterie est solide, imperturbable, sans manquer de se signaler avec notamment un batteur qui, pour son premier concert avec le groupe, a vraiment assuré… Le chanteur, qui gère aussi les quelques parties clavier, a une bonne voix, plaisante à entendre avec de l’énergie à disposition. Alors vous allez me dire au vu de ce premier bilan que les compétences sont atteintes, socle de fin de cycle validé. Merci, bonsoir, on se revoit dans 6 mois pour les félicitations…

 

Hold Station

© Hold Station – Photo d’illustration

Sauf que compétences transversales il y a et que, d’autant plus dans le contexte présent, certaines petites choses passent plus ou moins bien. D’abord la gestion du rythme (hé oui l’EPS appliqué à la musique vous l’aviez pas vu arriver celle là!). Après un début plutôt hésitant mais sans fausses notes, on attend que le groupe prenne son rythme de croisière… Et une semaine après, j’attends encore. Quelques saillies plus vives, des compos mieux agencées surnagent mais se retrouvent vite happées par d’autres plus laborieuses. L’arrivée d’un saxophone au milieu du set ne m’a pas convaincu plus que ça . Doublage des parties de guitare sans que l’on voit véritablement la plus-value de ses interventions. Je n’ai jamais été fan de sax’, ce qui explique peut être le jugement, mais c’est pas encore que je vais changer d’avis… Au crédit du groupe, on peut signaler en fin de set quelques dernières compos présentées qui seront nettement plus convaincantes. Plus enlevées, avec une grosse énergie, on flirte moins avec le côté blues psyché chichiteux et ça se ressent, j’ai même vu quelques têtes bouger sur leur chaise…

Enfin, au niveau de la présence sur scène, je sur-interprète peut-être, mais on a senti une volonté de faire quelques chose pour les arts plastiques… Sur les côtés (guitare-basse), c’est chemise de toutes les couleurs genre souteneur de mauvais goût dans les années 70, mais sans le côté margoulin vicieux. Tandis qu’au centre on fait dans le sobre noir qui ne déparerait pas dans un groupe post-rock dépressif à tendance cold wave. Pas trop compris le concept si il y en a un, mais soit on va au bout de la folie, soit on la joue ascète sans essayer de cacher ses clopes et ses sucrettes au fond des poches (ou sur les côtés de la scène). La communication sur scène n’est pas folle non plus, le batteur essaye d’enlever un peu le morceau dès le début, mais s’emballe peut-être un peu vite et disparait derrière ses fûts aussi vite qu’il en est sorti. Le gratteux et le chanteur ont une bonne connexion, mais oublient leur pote le bassiste sur le côté (à son crédit, il a assuré ses parties mais on peut aussi avoir un peu de présence) à moins que ce ne soit une mesure de distanciation physique prise au pied de la lettre.

Le petit clavier midi au milieu de la scène sur un plateau en hauteur, j’ai toujours trouvé ça moche en plus d’être dangereusement casse-gueule. J’aurai adoré voir le chanteur assis en biais derrière un vrai clavier avec un batteur un peu mis en avant, tandis que les frères daltoniens auraient navigué autour en mode mouche du coche. C’est fou comme le fait d’être assis nous fait prendre conscience de pleins de choses que l’on ne voit pas généralement, trop occupé à essayer d’éviter que Balourd et Lourdaud ne décident de faire un jokari avec nos petits corps malingres au milieu de la fosse. C’est donc avec une impression mitigée que l’heure de la récré sonne. Les Hold Station peuvent mieux faire c’est sûr, les bases sont là. Reste à travailler dans le bon, même s’il est vrai que la situation particulière de la soirée n’a rien fait pour aider.

 

Slift : élève en progrès constants, qui arrive enfin à exploiter ses belles dispositions

Changement de salle : on peut sortir quelques minutes (en fait 45… pas vu les équipes des Experts laver le plateau pourtant, mais il devait y avoir certainement des contraintes). Le trio doom psyché Slift prend la relève pour une petite séance de mathématiques appliquées à la musique… J’ai jamais été très pote avec les maths, mais présentées par les petits gars de Toulouse, ça va sûrement mieux passer !

J’avais déjà eu l’occasion de croiser leur route sur un festival en Camargue il y a quelques années. Force est de constater que depuis le combo a fait son bonhomme de chemin aussi bien musicalement qu’en terme d’exposition. Il n’est pas étonnant alors de remarquer que rien n’est laissé au hasard, sans pour autant que l’ensemble tourne à la parade Disney. Mise en place sur une scène presque géométrique avec une batterie au même niveau que la basse et la guitare en plein milieu du plateau. Instruments blancs et tenues de scènes raccords mais pas kitchs. La formule trio, comme une profession de foi où chacun à son rôle à jouer, tout en participant à sa manière à la figure finale. Les projections en fond de scène sous formes d’ondes, de fractales et autres constructions mathématiquement pertinentes finissent d’imposer une ambiance qui va comme un gant à la performance musicale.

 

Slift – Photo d’illustration. ©Rabo

Car derrière cet abattage visuel simple et efficace, la prestation du groupe est aussi limpide que le théorème de Pythagore : une basse et une batterie en mode costaud à égalité avec le guitariste. Le tout donne une entreprise de démolition méthodique, avec derrière le volant du bulldozer un batteur comme je les aime : un groove qui déborde dans tous les sens mais avec une mise en place imparable, de la finesse tout en restant puissant… le tout au service de la musique du groupe. Quelle assise d’avoir un tel moteur derrière soi ! Le bassiste est complètement en symbiose, assurant des lignes carrées mais pas linéaires qui emplissent parfaitement l’espace sonore. (Il faut dire qu’après un début un peu faiblard, le responsable du son a eu la bonne idée de brancher la basse pour nous faire profiter d’un son pachydermique).

Rien qu’avec ça votre soirée est faite, et vous pouvez remballer vos affaires pour aller en salle 12 direction la séance de devoirs spéciale retour de concerts exaltants ! Mais ce serait oublier la dernière inconnue de l’équation, avec un guitariste maniant le delay et la reverb comme un premier de la classe, et construisant des séries d’arpèges envoûtantes entre quelques lâchers d’accords salvateurs et autres lignes mélodiques bien senties. A nouveau, quel son et quelle maîtrise ! Pour ne rien gâcher, le bassiste et le guitariste assurent quelques parties de voix en forme de nappes réverbérées qui viennent juste colorer le tapis sonore déjà bien fourni (on n’oublie pas que dans Pythagore, tout est au carré et ça s’entend !).

Le set semble passer comme un immense trip collectif dont la force exponentielle commencera doucement à faire bouger les têtes, taper les pieds des spectateurs assis, qui n’auront pour certains d’autres choix que de se lever pour exulter en fin de concert au mépris de toutes les règles sanitaires mises en place.

 

La Bobine : une volonté évidente de bien faire à généraliser sur toutes les matières

S’il ne fallait pas forcément se lever tôt pour assister à ce concert, les retardataires et autres timorés ne pourront que regretter de n’avoir pas affronté la pluie ce soir-là, quelque soit leur bonne excuse sur leur carnet. Comme quoi un peu de gros son à la Bobine est également possible et pertinent (le concert, même si la jauge était limitée, affichait complet). Après 3 bonnes heures de savonnage consciencieux des cages à miel et malgré une ambiance plus que bizarre, le fonctionnaire appliqué que je suis est reparti comme il était venu. Embarrassé par des protocoles sanitaires, mais encore plus remonté contre ceux qui ne peuvent pas respecter quelques règles simples comme de rester à sa place jusqu’au bout du concert !

C’était quoi ces 15 dernières minutes de n’importe quoi après presque 3 heures de règles contraignantes ? Il ne s’agit pas de juger de la pertinence de certaines décisions mais juste de respecter quelques principes simplement pour pouvoir encore vivre d’autres concerts comme celui-ci, inspirants, dépaysants et passionnés. Oui, rester assis alors que l’on aurait envie d’exprimer son ressenti avec son corps est presque contre-nature, mais c’est peu de choses comparé à l’absence totale de ces moments. Pour la musique, compétences acquises, pour la gestion du public, il faudra repasser 2 ou 3 petites choses pour valider l’ensemble !

error: Contenu protégé !